#edéesreçues : quand le web rit de ses peurs
Consigner dans un catalogue les « idées reçues » de son époque, les banalités mondaines de ses contemporains : et si l’idée que Gustave Flaubert a poursuivie trente ans durant pouvait être actualisée en un seul jour pour décrire les idées reçues du numérique ? C’est l’étrange mission accomplie le 23 juin dernier grâce à Twitter, par des utilisateurs du réseau social emmenés par Mahigan Lepage et suivis par Actualitté. Le résultat ? Un florilège de tweets rassemblés en un petit livre qui offre un regard amusé, parfois critique et volontiers poétique sur notre époque.
Sur notre époque, vraiment ? En rapprochant ces tweets de quelques citations de la fin du XIXème siècle rassemblées sur xkcd, on s’aperçoit qu’en fait, nos idées reçues n’ont pas vraiment changé depuis le siècle de Flaubert. La preuve avec cette petite compilation illustrée des images de Villemard, qui observe notre présent de ses yeux… d’artiste du passé.
et si on commençait un twictionnaire des e-dées reçues, les idées reçues du web, en hommage à Flaubert, qui se serait bien marré?
— mahigan (@mahiganL) June 23, 2013
#Lecture, #écriture
« Livre : quel qu’il soit, toujours trop long », écrivait déjà Flaubert dans son dictionnaire des idées reçues. Cent cinquante ans après, force est de constater que le diagnostic n’a pas changé. La transformation de nos pratiques de lecture par l’influence d’Internet fait craindre à nombre de nos penseurs la fin du savoir… un avis qui était déjà partagé par les contemporains de Flaubert !
2013
ÉCRITURE. Impossible sur Internet, car l’écriture est nécessairement solitaire. #edéesreçues
— Benoît Melançon (@benoitmelancon) June 23, 2013
1871
« L’art d’écrire des lettres est en train de mourir rapidement. (…) Nous pensons que nous sommes trop occupés pour un moyen de correspondance si désuet. Nous envoyons une multitude de notes courtes et rapides, au lieu de nous asseoir pour avoir une véritable conversation sur une vraie feuille de papier ». (The Sunday Magazine).
Pourtant, Twitter et littérature ne font pas nécessairement mauvais ménage – la preuve ici ou là. D’ailleurs, pour certains écoliers Twitter aide même à apprendre le français !
#Langue
2013
LANGUE. Même si on n’a jamais autant écrit, les gens écrivent de plus en plus mal. Surtout les jeunes. #edéesreçues
— Christian Roy (@vercasso) June 23, 2013
1891
« La paresse intellectuelle et l’urgence de l’époque ont produit un appétit pour les fragments littéraires. Dans sa torpeur, le cerveau est devenu trop faible pour la pensée soutenue. Jamais les gens n’avaient aussi mal écrit » (Israel Zangwill, The Bachelors’ Club).
Une idée reçue ? Peut-être pas, si on s’intéresse par exemple aux transformations que le web impose à la langue anglaise. Mais avant d’assimiler longueur à qualité, qu’on pense aux cas où une image vaut mille mots, comme la dataviz dont l’usage est en pleine expansion… par ailleurs, nos jeunes n’ont jamais eu autant de pouvoir que depuis qu’ils sont connectés (ce qui tombe bien car c’est quand même eux qui inventent le monde de demain !).
#Conversation
2013
CONVERSATION. Aujourd’hui, avec les iPhone et tout ça, les gens ne se parlent plus. Hier au restaurant j’ai vu un couple etc. #edéesreçues
— mahigan (@mahiganL) June 23, 2013
1890
« La conversation est réputée être un art perdu… un bon dialogue nécessite du temps libre, tant pour être préparé qu’apprécié. L’ère du temps libre est révolue, et l’art de la conversation se meurt ». (Franck Leslies popular monthly, volume 29).
Un sujet qui suscite toujours des débats enflammés – en témoigne celui entre Sherry Turkle, qui estime que le numérique nous coupe des conversations, et Nathan Jurgenson pour qui regretter un temps ancien de la « bonne » conversation revient à fétichiser un monde qui n’a jamais existé.
#Concentration
2013
CONCENTRATION. Avec le web et tout ça, impossible de se concentrer. Pour développer une pensée il faut plus que 140 caractères. #edéesreçues
— mahigan (@mahiganL) June 23, 2013
« La cause de l’augmentation des maladies nerveuses est l’accroissement des exigences des conditions de la vie moderne sur notre cerveau. Tout doit être fait dans l’urgence. Nous parlons à travers un continent, télégraphions à travers un océan, allons jusqu’à Chicago pour une réunion d’une heure… nous prenons même nos plaisirs comme une corvée et devons programmer nos loisirs à l’avance… quoi d’étonnant si la pression est presque supérieure à ce que nos nerfs peuvent endurer ? » (G.Shrady from C.Knapp, « Are nervous diseases increasing ? » – medical record).
#Grands travaux
2013
Est-ce Montaigne (au choix Descartes, Aristote, Platon) auraient eu un BLOG, eux ? #edéesreçues
— I.Pariente-Butterlin (@IsabelleP_B) June 23, 2013
1894
« Tant de choses sont montrées à l’oeil que rien ne reste pour l’imagination. Il semble parfois presque possible que le monde moderne soit meurtri par ses propres richesses, et que les facultés humaines dépérissent au milieu des millions d’inventions introduites pour rendre leur exercice inutile (…). Ceux qui puisent dans trop de contenus et collectent des informations sommaires et superficielles perdent l’habitude de s’atteler à de grands travaux ». (G.J.Goschen, First annual address to the students, Tonybee Hall, London).
Ici, on fera remarquer qu’avec le crowdsourcing, soit l’assemblage de modestes contributions d’un grand nombre d’auteurs amateurs et souvent anonymes, l’ère numérique a tout de même construit Wikipédia… et aussi ce Twictionnaire des e-dées reçues ! Mais plutôt que de craindre la mort prochaine de l’expert patient, terrassé par l’abeille butineuse, ne peut-on pas simplement s’imaginer en présence d’une forme complémentaire de construction du savoir ?
#Temps
TEMPS. Souligner que les gens en manquent toujours, avec la 4g et tout ça. Et puis ils ne savent plus prendre le temps de rien. #edéesreçues
— lucie (@marcielutin) June 24, 2013
1884
« C’est malheureusement l’une des principales caractéristiques de la vie moderne que d’être toujours pressé. Par le passé, c’était différent ». (Medical record).
Comme quoi, le numérique n’a rien inventé : depuis la Première révolution industrielle, nous n’avons jamais cessé d’imaginer des appareils et des dispositifs techniques pour nous faire gagner du temps. Et pourtant, nous avons toujours l’impression d’en manquer ! Un paradoxe ? Pas tant que ça, il s’agirait plutôt d’un classique des réflexions sur l’impact des technologies sur nos modes de vie, comme nous l’expliquions ici.
#Epoque
Doit-on déduire de tout cela que le numérique faisait déjà peur au XIXème siècle ? En tout cas, on s’aperçoit notre « révolution » hérite des peurs et des espoirs d’une période bien avant lui… de quoi se souvenir que le futur, ce n’était pas nécessairement mieux avant.
1688 : « Tout est dit et l’on vient trop tard depuis plus de 7000 ans qu’il y a des hommes et qui pensent. » La Bruyère, Les Caractères
— Carlitoto (@carolusparis) September 12, 2013
2013 : « Tout a déjà été oldé, mais on s’en fout puisqu’on n’est pas sensés penser ». #tweetprecedent
— Carlitoto (@carolusparis) September 12, 2013
ÉPOQUE (la nôtre).Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition,de décadence.#idéesreçues
— mahigan (@mahiganL) June 26, 2013